Pascal Lièvre fait rimer entreprise avec banquise
Qu’y a-t-il de commun entre une expédition polaire, une PME innovante, des pompiers, du spectacle vivant ou l’exploration de la planète Mars ? Ce sont des modèles de « situations extrêmes », avec leur mode d’organisation et de management propre, que l’on peut étudier et comparer. Pascal Lièvre dirige un programme de recherche sur ces questions. Parmi les intervenants du Living Orgs Day 2016, il apportera le point de vue scientifique… et celui de la banquise.
Au départ, c’était un loisir. Pour ne pas dire une passion. Quand on pratique le ski, l’escalade, le canyonning et autres sports de montagne, on finit par se faire proposer un projet encore plus fou. Pour Pascal Lièvre, c’est un copain qui l’entraîne un beau jour au Labrador. « C’est le coup de foudre », résume-t-il, avant d’expliquer : « D’abord, le froid, c’est beau. La luminosité est exceptionnelle. Et – du moins au printemps – le jour est permanent ; c’est perturbant. Et puis il y a les ours blancs, les caribous, les loups… Et la rencontre avec les Inuits. Tout ça est magique. Pour moi, c’est devenu addictif, un besoin d’y aller au moins une fois par an. »
Quand il n’est pas en expédition polaire, le reste de l’année, Pascal Lièvre est enseignant-chercheur en Sciences de Gestion. A cette époque – dans les années 1990 – il travaille à l’Université d’Aix-Marseille sur des questions de logistique. C’est en discutant avec ses collègues qu’il a l’idée de faire de cette pratique peu banale un terrain de recherche. Il l’étudie d’abord sous l’angle de la logistique, puis élargit ses observations au management de l’exploration. Il a participé lui-même à une dizaine d’expéditions arctiques, que ce soit au Canada, au Groenland ou dans les pays scandinaves. Et il a étudié une centaine de ces campagnes, en anthropologue et en historien, remontant jusqu’à la mission Nansen en 1893.
Aller très loin
« C’est un champ idéal pour une étude : une expédition polaire ne dure pas longtemps, la situation est relativement simple, le groupe restreint. Ce sont des actions collectives qui constituent un modèle de projet innovant. Qu’elles soient scientifiques ou sportives, les équipes se prêtent naturellement à la recherche car elles sont conscientes de leur caractère expérimental. Du coup, on peut mettre en œuvre des programmes relativement lourds. »
Des programmes lourds, cela suppose d’équiper les participants de caméras fixées sur leurs lunettes et de micros pour enregistrer ce qui se passe durant toute la durée de l’expédition, qui peut durer jusqu’à deux mois. Il y a aussi la collecte du récit au retour. « Ces dispositifs sophistiqués nous permettent d’aller très loin dans la recherche, précise Pascal Lièvre. Mon atout, c’est que j’ai moi-même la pratique de ce que j’observe, ce qui me permet de comprendre facilement les situations. Je dispose aussi des contacts avec le milieu et d’une légitimité. Ce qui n’empêche pas que ces conditions de recherche lourdes, même si elles sont acceptées, doivent toujours être renégociées. »
La relation évolue
Désormais à Clermont, professeur agrégé, il dirige un programme de recherche sur le management des situations extrêmes, dans le cadre du CRCGM (Centre de recherche clermontois en Gestion et Management). L’objectif : comprendre le fonctionnement de l’entreprise du XXIe siècle, contrainte d’innover : « Les entreprises se trouvent en situation d’exploration, dans un contexte évolutif, incertain et risqué. Ces situations sont inédites et donc largement inconnues et les expéditions polaires permettent de mieux comprendre les règles du jeu de ces nouvelles situations. »
Les enseignants-chercheurs et doctorants du programme de recherche travaillent dans des milieux très divers autour de cette même thématique : des pompiers à la conception de produits nouveaux, des ruptures technologiques dans la pétrochimie au spectacle vivant, de la PME innovante à l’exploration martienne… « En étudiant ces différentes situations, on peut créer des catégories, les nourrir, comparer. Ce qui permet d’établir les règles du jeu. »
En une quinzaine d’années, le groupe a développé des connaissances solides et Pascal Lièvre a vu évoluer ses relations avec les entreprises, où les conditions d’études sont différentes de celles d’une expédition polaire : « La relation se construit lentement. On se heurte à des problèmes de confidentialité, d’intrusion dans la vie privée. Et il n’est pas facile de faire admettre des dispositifs trop lourds. Depuis une dizaine d’années, nos rapports ont changé. Aujourd’hui les relations se font dans les deux sens : les dirigeants nous apportent des choses pour nos recherches et en retour, nous leur apportons des connaissances sur des questions qu’ils se posent. »
Une époque sympa
Plus récemment, ces liens ont franchi un pas de plus. « Au bout de quinze ans, nous nous sommes rendu compte que nous n’avions pas d’ancrage local », explique-t-il. L’occasion se présente grâce à une rencontre. Lors d’un séminaire, Pascal Lièvre discute avec Frédéric Denisot, chef de projet performance et innovation à la CCI Auvergne. De cette conversation naît l’idée d’un openlab, c’est-à-dire un « laboratoire de recherche ouvert sur le monde », dont il explique les principes : « Il m’a proposé de travailler avec des PME locales. Nous avons monté une première journée avec des chercheurs et une dizaine d’entrepreneurs. Il s’est confirmé qu’on avait plein de trucs à se dire. Du coup, nous avons monté un dispositif original, sur trois ans, avec des conférences de chercheurs sur des thèmes qui intéressent les entreprises, toujours suivies d’un débat, d’un cocktail et d’un dîner, de façon à faire circuler la parole, puis une réunion un mois après pour une nouvelle discussion à froid. » Démarré il y a un an, l’openlab réunit quinze entreprises ainsi que le cluster Auvergne Efficience Industrielle. Il organise sa sixième rencontre le 6 juin… comme un préambule du Living Orgs Day.
De ces quinze années, Pascal Lièvre tire un point de vue très concret sur les entreprises : « Elles changent parce qu’elles n’ont pas le choix. C’est une question d’urgence, de survie. Du coup, elles nous bousculent. Elles se mettent à inventer… et c’est aux chercheurs à ne pas se laisser dépasser ! Mais elles sont aussi en demande de nos connaissances, car leurs problématiques sont devenues si complexes qu’elles ont du mal à comprendre ce qui leur arrive. »
Un point de vue plutôt inquiétant, alors ? Pas si simple, car le chercheur s’empresse d’ajouter : « En même temps l’époque est devenue plus sympa, plus drôle ; tout le monde aujourd’hui peut créer son projet. Ce n’est pas facile, mais on peut faire des choses… »
Texte Marie-Pierre Demarty – Photo Sébastien Godot